L'Europe existe-t-elle? *

Lorenzo Peña

Institut de Philosophie du CSIC

[Conseil Supérieur (espagnol) de la Recherche Scientifique]


Copyright © 1993 Lorenzo Peña

Table de matières
  1. En guise d'introduction
  2. De l'Europe des Grecs à la nôtre
  3. La quête des limites de l'Europe
  4. Étude critique de plusieurs objections

Section 0.-- En guise d'introduction

Lorsqu'on parle des qualités, réelles ou présumées, d'une chose, on sous-entend que la chose existe. En d'autres termes, lorsqu'on énonce une thèse ou que l'on se pose des questions, les syntagmes nominaux employés dans les énoncés ou dans les questions sont censés avoir un référent, sauf exception -- et ce sont de tels cas exceptionnels qui demandent alors un éclaircissement, normalement une paraphrase.<1>Foot note 1_1

On se pose nombre de questions sur l'Europe: doit-elle s'unir politiquement? Doit-elle jouer un rôle dans les affaires de la planète? Etc. Qui est-``elle'' en l'occurrence? Les débats sous-entendent qu'au préalable il y a bien une entité qui préexiste à l'organisation politique ou économique, qui serait l'Europe elle-même. On est censé savoir de quoi on parle, quel être est celui que l'on désigne par ce vocable, `l'Europe'. Nous nous proposons dans cette communication de révoquer en doute une telle présupposition.

Nous allons avancer deux raisons principales pour mettre en question la thèse qui affirme l'existence de l'Europe. Tout d'abord, des considérations historiques -- ou, si l'on veut, génétiques -- nous amèneront à soupçonner que le mot `Europe' n'a pas été introduit de façon à exprimer une notion à laquelle on fût en droit d'associer un référent doué d'un degré ``suffisant'' d'existence. Deuxièmement nous constaterons que le mot `Europe' ne semble désigner qu'un amas confus de territoires, rassemblés assez arbitrairement -- un amas donc qui, s'il existe, ne possède vraisemblablement qu'un degré exigu de réalité.


Section 1.-- De l'Europe des Grecs à la nôtre

On connaît bien le mythe d'Europe, ravie par Zeus;<2>Foot note 1_2 emmenée à Crète et qui devint la tige de plusieurs lignées de descendants du meilleur des Dieux.<3>Foot note 1_3 Traditionnellement on avait accoutumé d'associer ce mythe à la dénomination d'Europe pour cet amas-ci de territoires. On peut en douter, en emboîtant le pas au père de l'histoire, Hérodote, qui le premier souleva des objections à l'encontre d'un tel rapprochement, vu que le culte d'Europe n'avait pas atteint le continent européen.<4>Foot note 1_4 Quoi qu'il en soit, ce mot grec, `Eþpþ[pi][supers_n]', tardif (7e siècle avant J.C.), a été utilisé de prime abord d'une façon essentiellement déictique: on entend par là la terre ferme ``d'ici'', celle que nous foulons ou celle qui est tout près de nous. L'Europe en ce sens n'avait aucun contour qu'on fût à même d'énoncer, mais elle excluait le Péloponnèse et les îles. La péninsule étant une presqu'île, elle est en dehors de la terre ferme. Beaucoup plus tard seulement l'Europe s'oppose à l'Asie comme l'ensemble des territoires respectivement à l'Ouest et à l'Est de la Propontide et de l'Hellespont, que nous appelons la mer de Marmara et les Dardanelles. Que l'une et l'autre se joignent au nord du Pont-Euxin n'entre pas en ligne de compte pour l'emploi de telles dénominations. Ceci est bien l'Europe, cela l'Asie, sans qu'il importe de savoir jusqu'où, ailleurs, on continuera de dire que c'est la première, quand on commencera à dire que c'est la seconde.

Qui plus est, pendant longtemps on n'entend par `Europe' que cette partie de l'amas des terres à l'Ouest du Bosphore qui se trouve aussi près de la Méditerranée. La Germanie n'y est pas comprise.

Les Grecs n'accordent aucune sorte de signification importante à ce découpage. Ils n'attribuent aucune valeur, aucune primauté d'aucune espèce à l'Europe par rapport à l'Asie. Les Grecs se tiennent certes pour des hommes supérieurs aux Barbares, mais cela n'a rien à voir avec le fait que la plupart des Grecs habitent l'Europe. Ils ne sont pas plus condescendants envers les Perses qu'envers les aborigènes italiques ou les Gaulois. Pas une seconde ils ne se laissent séduire par une quelconque parenté culturelle des peuples européens.

Plusieurs siècles doivent s'écouler avant que les connaissances géographiques dues, en grande mesure, aux entreprises d'expansion des Romains permettent de dresser une image moins infidèle de cette partie de la planète que nous pourrions appeler l'Eurasie occidentale, où l'Afrique du Nord serait comprise. Or les attitudes humaines se refusent toujours à accorder de signification au découpage de cette partie du monde -- qui passe pourtant pour en constituer le tout -- en trois ``sous-parties''. Les Romains savent combien le découpage est arbitraire, comment il se rapporte à un partage imaginaire et purement subjectif. Aussi bien, lorsque Scipion, le futur ``Africain'', au début de la phase finale de la deuxième guerre punique, appelle au patriotisme et pose la question de savoir si c'est l'Italie ou l'Afrique qui aura à subir désormais les horreurs de la guerre (Tite Live 28, 44, 14), il ne s'agit nullement d'un soi-disant conflit entre deux civilisations, l'une européenne, l'autre africaine, qui comporteraient des valeurs différentes ou opposées. Le sens déictique demeure. Il est question seulement de savoir si c'est ``nous'' ou les autres qui aurons à subir les ravages; ``nous'' ou nos ennemis qui serons libres; si ``nous'' deviendrons leurs maîtres ou leurs esclaves. Ces mêmes Romains affichent, bien entendu, un dédain beaucoup plus hautain envers les peuplades celtibériques qu'envers leurs ennemis carthaginois, haïs, redoutés, non pas méprisés. Leur faute, si elle en est une, c'est d'être des barbares, non pas celle d'être des africains, ou des non-européens.

 tel point Rome a été loin d'accorder de signification au découpage dont il est question ici que, lors de son apogée, elle a pensé tout de suite à une sorte de migration vers l'Orient qui a de quoi nous surprendre -- et qui est à l'opposé des attitudes des empires européens des siècles récents. Jules César lui-même envisage de faire d'Alexandrie sa capitale, dans son rêve d'émuler et de surpasser Alexandre. Les empereurs du IIe siècle séjournent souvent en Orient, notamment à Antioche. Finalement Dioclétien, à la fin du IIIe siècle, établit à Nicomédie, en Asie Mineure, la capitale de l'Empire Romain tout entier. Constantin est déjà tout près qui la déplacera légèrement plus à l'Ouest, en s'installant dans cette ville de Byzance, européenne si l'on veut mais le moins possible.

Le Moyen Age assiste à une fixation relative des deux civilisations, chrétienne et islamique, des deux côtés respectivement de la Méditerranée. On pourrait dès lors s'attendre à ce que les Médiévaux atteignent à la fin une certaine conscience de l'Europe, les uns comme les autres, quand bien même il s'agirait de lui rendre hommage pour les premiers et de le honnir pour les seconds. Il n'en fut rien. Pour l'homme européen chrétien médiéval il y a une Chrétienté qui lui tient à cþur. Il ne voit qu'un fait accidentel et -- l'espère-t-il -- transitoire dans la présence des Chrétiens seulement au nord de la Méditerranée et non pas au Sud et à l'Est. Les Croisades veulent corriger cette malheureuse asymétrie, mais nous savons que finalement sans succès.<5>Foot note 1_5

Un premier souffle d'une sorte de conscience de l'Europe va surgir à la Renaissance -- encore tout hésitant, tremblant, grelottant même, à peine insinué, n'osant pas s'affirmer. On assiste alors au début -- mais rien qu'au début -- d'une relative déchristianisation en vertu de laquelle on se rapporte à la société en termes qui, d'une façon chancelante, voire timorée, veulent s'écarter de la tutelle de la religion. Des érasmiens, dans leurs plans d'une Paix contraignante pour les souverains, esquisseront pour la première fois ce que nous pourrions appeler, en le magnifiant, une ``vision de l'Europe''.

Mais surtout il y a les exploits des Portugais et puis la découverte de l'Amérique, avec le début de l'expansion que nous appellerions coloniale. Â l'époque pourtant on ne peut avoir aucune conscience du caractère de cette expansion, car en fait les traits distinctifs de la colonisation sont encore loin d'être dessinés. La conquête de l'Amérique par les Espagnols ressemble plutôt aux conquêtes des temps passés. Il en est de même pour ce qui est des réactions et des attitudes. Ce n'est que fort rarement que les défenseurs de la conquête avancent des arguments faisant état d'une supériorité européenne. Personne, ou à peu près personne, ne voit dans le conflit une lutte des européens contre des non-européens.

Mais ce n'est qu'après la guerre des trente ans -- et encore tout faiblement au début -- qu'on commence à penser en termes d'Europe et d'une sorte de destinée européenne commune, pour le bon ou pour le mauvais.<6>Foot note 1_6 Les entreprises coloniales, la traite des Noirs, ont déjà pris des proportions énormes et intéressent l'essentiel de l'économie européenne. La religion, toujours nominalement à l'honneur, est peu à peu reléguée alors que la vie politique s'en écarte de plus en plus. L'homme ``européen'' devient arrogant envers le ``non-européen'' en tant que tel, non pas en fonction des croyances religieuses. Les esclaves noirs convertis ne sont ni affranchis ni même mieux traités.

C'est à cette période que nous trouvons la source des notions comme celle d'équilibre européen. (L'adjectif `européen' n'apparaît qu'à la fin du XVIIIe siècle dans la langue française.<7>Foot note 1_7) Toujours est-il que dans les attitudes du Baroque on ne rencontre qu'occasionnellement des allusions significatives et relevantes à l'Europe ou a une sorte de destinée européenne commune. On a beau s'inquiéter à Versailles du qu'en dira-t-on en Europe -- c'est-à-dire dans les autres cours européennes --<8>Foot note 1_8, on continue d'agir selon les intérêts du Roi et, dans le meilleur des cas, selon ceux des plus fortunés de ses sujets. Les Espagnols, les Anglais, les Autrichiens agissent de même.

Ce n'est ainsi qu'en 1814 que nous assistons à la naissance d'une Europe.<9>Foot note 1_9 Elle naît comme Athénée de la tête de Zeus, armée et en pleine maturité politique, en maîtresse accomplie consciente de sa supériorité, de ses justes titres à la domination du monde.<10>Foot note 1_10 En même temps cette Europe du congrès de Vienne est un instrument d'entre-aide des souverains légitimes pour écraser dans l'þuf les menées subversives des libéraux. La volonté commune d'affermissement de l'ordre monarchique est mise à l'þuvre par l'expédition des cent mille fils de Saint Louis, commandée par le duc d'Angoulême, contre le régime constitutionnel espagnol.

Que l'Europe, ce nouveau-né fringant et leste, ne garde que des sentiments de déférence superficielle pour la Chrétienté -- dont elle est pourtant l'avatar quelque peu fortuit -- le prouve l'attitude vis-à-vis de la Turquie.<11>Foot note 1_11 En dépit du clivage religieux, le Sultan a autant de droit qu'un roi chrétien à l'obéissance inconditionnelle de ses sujets. Ce n'est qu'à regret qu'on s'engagera par la suite -- sous la pression d'une partie de l'opinion publique -- dans un processus conduisant à la désagrégation de l'Empire ottoman.<12>Foot note 1_12

Les hommes agissent souvent trop tôt. Cette réalisation européenne était prématurée. Elle sombra sous le coup de deux séries de développements que le Congrès n'avait pu déjouer: l'insubordination des peuples et les intérêts rencontrés des signataires. Or malgré les déchirements et les conflits du XIXe siècle, on continue de s'abreuver de l'Europe. On a beau guerroyer, s'entre-déchirer, se tuer; on est d'accord pour affirmer la supériorité et le destin de l'Europe. Encore faut-il nuancer. Que l'Europe ait le droit, peut-être même le devoir, d'être la maîtresse du monde, cela est un axiome pour l'homme européen du XIXe. (Marx et Engels eux-mêmes ne s'en détachent que peu à peu et d'une manière inconséquente.) Qu'une telle maîtrise ait à s'exercer par une expansion ultérieure des conquêtes de façon à ce que la planète toute entière se trouve sous le pouvoir d'états de souche européenne, c'est là une vue qui ne s'imposera que peu à peu; il faut attendre la fin du siècle pour en trouver des formulations précises et communément acceptées.

Le paradoxe c'est que, jusqu'au XVIIIe siècle à peu près, on ne croit pas à l'existence de l'Europe -- si ce n'est comme on croit à celle de l'Atlantique méridional, ou à celle de la Suède du Nord. Et puis, quasiment tout à coup, on y croit d'une telle façon qu'on attribue à l'Europe une qualité et une mission que nul ne saurait soutenir aujourd'hui sans rougir. Ces puissances européennes qui s'apprêtent à s'entre-dévorer s'entendent, au Congrès de Berlin (1884-85), pour dresser les lignes du partage de l'Afrique.<13>Foot note 1_13 Les races inférieures doivent se soumettre aux Européens. Ce n'est, par exemple, qu'à contre-cþur qu'on admettra le Japon au club des seigneurs après l'écrasement de la Russie en 1905. Pourquoi est-ce paradoxal? Parce que normalement on s'accorde, tout d'abord, sur l'existence relevante et significative d'une entité géographique -- à laquelle on attribue ainsi un degré important de réalité -- pour disputer ensuite sur le rôle qu'elle doit jouer et sur la façon de son organisation future. C'est ainsi que les nationalismes se sont faits forts d'une longue tradition et de faits de langue, d'économie, de vie sociale, de culture, de psychologie collective, en vertu desquels une nation privée d'unité ou d'indépendance mériteraient d'y atteindre. On parlait de l'Italie comme d'une réalité jouissant des traits de ce que nous appelons une nation depuis des siècles lorsqu'enfin on s'est avisé d'en faire un état. Garibaldi n'a pas eu à inventer l'Italie. Depuis la pré-Renaissance au moins les italiens avaient une parfaite conscience de leur italianité, qui se traduisait dans l'acceptation du Toscan comme ``leur'' langue -- quand bien même ils continueraient de parler le Napolitain ou le Milanais --, mais aussi dans des milliers de phénomènes culturels et de traditions -- outre, bien entendu, le fait que les limites de l'Italie sont relativement ``naturelles''. On ne parlait pas de l'Italie comme on parle de ``l'Europe du Sud'' ou de l'Allemagne du Nord. On attachait une réalité de géographie humaine autrement significative à cet être, l'Italie, bien avant qu'on ait songé à la douer d'un agencement politique.

Notre parcours nous amène à la conclusion suivante. L'usage du mot `Europe' a été jusque très récemment un emploi de convenance, celui d'un ``comme si'', parfaitement compatible avec la négation, voire même le rejet, de l'existence de ce à quoi on assigne ainsi un nom. Lorsqu'on parle de l'Atlantique méridional on peu fort bien penser qu'il n'y a en fait rien de tel, que ce qu'on veut dire saurait être paraphrasé en termes qui ne désignent aucun être qui serait l'Atlantique méridional; et que, même si cet être existe (à savoir l'ensemble de toutes les eaux comprises entre le vieux et le nouveau continent au sud de l'Équateur, par exemple), son degré de réalité -- d'une réalité propre et distincte -- peut être très bas, puisqu'aussi bien le dénominateur commun est faible, précaire et assez artificiel. Lorsque à la fin -- d'emblée, ou peu s'en faut -- on décida, abruptement, d'entendre par `Europe' un être doué d'une réalité -- moins reconnue qu'édictée --, ce fut presque par raccroc, comme on invente une fiction pour le besoin de la cause. Cette évolution possède les traits des pseudo-concepts protocolaires. Tout au long des millénaires l'Europe n'a même pas été reçue et admise comme un être géographique du genre du ``bassin méditerranéen'', ou du ``Moyen Orient''. Elle demeura opiniâtrement humble, se faisant toute petite, jusqu'à ce qu'elle acquit soudain tout à la fois l'être -- du moins l'apparence de l'être -- et la volonté de domination universelle. Qu'il me soit permis d'évoquer à ce propos une remarque de Mirabeau. Lorsque le 03-11-1789 Thouret proposa à l'Assemblée Constituante un plan de découpage ``géométrique'' de la France en départements (dont chacun s'étendrait sur 320 lieues carrées), Mirabeau s'en plaignit; à son avis -- qui fut agréé à la fin-- on ne devait pas se départir si radicalement de l'arrangement préexistant; on devait au contraire pratiquer une division `qui ne paraisse pas, en quelque sorte, une trop grande nouveauté; qui, si j'ose le dire, permette de composer avec les préjugés et même avec les erreurs; qui soit þ fondée sur des rapports déjà connus'.<14>Foot note 1_14 Penser à l'Europe en termes d'une unité politique de quelque genre que ce soit ce n'est pas agir selon cette maxime. Il n'y a aucune tradition allant dans ce sens, aucun préjugé enraciné par les siècles dans l'esprit des gens. L'invention contemporaine de l'Europe est un phénomène sans pareil dans l'histoire, car il consiste à forger presque de toutes pièces une entité par un acte simple de volonté qui n'a pas de racines préalables.


Section 2.-- La quête des limites de l'Europe

On ne saurait admettre une entité géographique réelle sans lui assigner une limite possédant un degré minimal de ``naturalité''. La limite peut être mal définie. Il se peut qu'il y ait une frange très large entre la zone ou le territoire auquel on applique un nom et les territoires environnants. `La côte' est un exemple pertinent. Prenons la Pologne. `La côte' y désignera un ensemble mal défini de territoires, au sens que pour des territoires différents il y aura des degrés d'appartenance à ``la côte'' qui pourront varier à l'infini. L'ensemble des terres côtières de la Pologne est un ensemble flou. Ce flou n'empêche pas un haut degré de réalité de l'ensemble, dans la mesure où il y a en effet un trait commun distinctif possédé seulement par tous les membres de l'ensemble en question, à savoir: ce sont des terres polonaises qui se trouvent près de la mer et qui possèdent par conséquent les caractéristiques climatiques et agricoles des zones littorales. D'après les contextes on appliquera l'expression `la côte de la Pologne' d'une façon plus ou moins restreinte, mais le critère n'est jamais tout à fait arbitraire.

Aussi lorsqu'on parle du Tiers Monde on entend un ensemble de pays ou de territoires qui est mal défini, un ensemble flou, très flou. Dans quelle mesure peut-on dire que la Corée y appartient? Et le Mexique? Il y a plus de distance entre l'un de ces pays et le Burundi, par exemple, qu'il n'y a entre la Corée et la Grèce. Toutefois, cette appellation de Tiers Monde n'est pas entièrement arbitraire. Ce qu'elle désigne possède une réalité qu'on peut saisir avant de lui appliquer le nom. C'est l'ensemble des pays qu'on appelait jadis sous-développés. La notion est claire, même si ses limites ne sont pas précises.

On peut certes discuter à propos du seuil nécessaire pour qu'on puisse raisonnablement appliquer la dénomination de [pays du] Tiers Monde. Probablement le seuil n'est pas fixé une fois pour toutes, mais varie d'après le contexte. En outre, il est fort possible qu'à la question de savoir où se trouve le seuil, on doive répondre, non pas par un `[tout à fait] ici' ou par un `[tout à fait] là', mais plotôt par cette remarque, que dans un cas l'application du terme se justifie dans telle mesure, dans un autre cas elle se justifie dans telle autre mesure. Pareillement, la question de savoir quand une personne est suffisamment pauvre pour qu'il nous soit loisible de l'appeler `pauvre' est probablement une pseudo-question. Appeler `pauvre' Crésus est sans doute tout à fait faux; mais appeler `pauvre' un smigueur français n'est ni entièrement faux ni tout à fait vrai. Il y a des degrés infinis de pauvreté, et il y en a autant d'applicabilité correcte de l'adjectif `pauvre'. Au lieu de demander où on doit tirer la ligne, ce que nos pratiques linguistiques suggèrent c'est qu'aucune ligne ne saurait être tirée (raisonnablement).

La classe des personnes pauvres n'en devient pas pour autant fictive ou arbitraire. Le flou est une chose, l'arbitraire, l'artificiel en est une autre. La différence réside en ceci que les concepts flous mais ``naturels'' sont caractérisés par la présence de traits communs significatifs et relevants au point que les choses qui les possèdent en commun se ressemblent.

Un ensemble est après tout un lien qui ``met ensemble'' les membres en vertu d'une similitude entre eux, si lâche soit-elle. Puisqu'après tout chaque être ressemble à n'importe quel autre être, la fonction de rassemblement de l'ensemble, du ``cumul'', peut s'exercer toujours, dans une mesure ou dans une autre. Or justement il y a bien les différences de degré. Nous pouvons admettre un certain degré d'existence de cet ensemble qui comprendrait seulement De Gaulle, la Tour de Pise et la vaillance du général José San Martín. N'ont-ils rien en commun? N'y a-t-il rien qu'ils soient seuls à avoir tous les trois? Mais si, ce trait commun existe, ne serait-ce que celui d'être soit De Gaulle, soit la Tour de Pise, soit la vaillance de San Martín. Pourtant lorsque les étudiants réchignent à admettre l'existence d'un tel ensemble, on les comprend, ô combien! On sent tout l'artificiel de l'ensemble. C'est qu'après tout ce trait disjonctif manque de signification, de relevance. Les trois êtres en question se ressemblent, certes, mais à peine! Pour chacun d'eux l'appartenance à l'ensemble est un fait pour ainsi dire isolé, qui n'a presque pas de répercussion et qui n'explique rien si ce n'est en un sens très très forcé ``d'explication''. De même l'explication de ce fait disjonctif ne consiste qu'en la conjonction des explications respectives.

Au contraire l'ensemble de De Gaulle, Pompidou et Giscard d'Estaing -- les trois premiers présidents de la Ve République -- est un ensemble ``naturel''. Expliquer l'appartenance à l'ensemble n'est pas seulement expliquer pourquoi De Gaulle fut un président de la Ve République et pourquoi Pompidou le fut lui aussi et pourquoi Giscard le fut lui aussi à son tour. Ce ne sont pas des faits indépendants, loin de là. Aussi n'est-il pas étonnant que les élèves à qui on apprend les rudiments de la théorie des ensembles trouvent naturel de reconnaître la réalité de l'ensemble {De Gaulle, Pompidou, Giscard}. On est contraint de commencer par des exemples de ce genre pour leur faire avaler par la suite, presque ``à la sauvette'', des ensembles d'une hétérogénéité criante.

Il y a tous les degrés concevables de ``naturalité''. Probablement aucun ensemble n'est tout à fait naturel, de même qu'aucun ensemble n'est absolument artificiel. Certains ensembles sont plus naturels; d'autres le sont moins.

 nouveau on demandera où on est en droit de tirer la ligne. Et à nouveau la réponse la plus judicieuse semble être celle qui se refuse à tirer quelque ligne que ce soit. D'aucuns trouveront saugrenu l'ensemble {De Gaulle, la Tour de Pise, la vaillance de San Martín}. Il est certes bizarre. Mais il y en a pis. D'autres ensembles possèdent encore moins de naturalité -- et dès lors moins de réalité. En voici un: {De Gaulle, [pi], le décalage vers le rouge}.  côté de lui le premier a l'air d'un ensemble naturel, qui ne comprend que des choses humaines de notre planète et d'une tranche de temps qui s'avère, à la réflexion, très réduite.

Les démarcations géographiques possèdent des degrés différents de naturalité. L'Amérique, le Groënland, la Corse, le Vaucluse, la Drôme, la Lombardie, le Sétchouan, Pékin, la Mongolie, le Transvaal, þ chacune de ces dénominations désigne un ensemble de [sous]territoires, ses parties. Si les côtes et les frontières sont des lignes fractales, on s'avise aisément que les démarcations ne sauraient pas ne pas être floues. La frange qui sépare ce qui appartient tout à fait à l'ensemble de ce qui n'y appartient pas du tout peut être plus ou moins large selon les cas.

De telles démarcations ont souvent été créés par la décision des hommes, comme ce le cas des découpages administratifs qui ont créé le Sétchouan ou le Vaucluse. Or, sauf exception, même dans des cas semblables la maxime de Mirabeau a été retenue, plus ou moins: les territoires qu'on a placés ensemble sous l'autorité d'un préfet, d'un satrape ou d'un gouverneur avaient en commun beaucoup plus de choses que la simple décision arbitraire des découpeurs. Somme toute, ceux-ci ont tiré des lignes plus ou moins arbitraires sur un continuum où il n'y avait pas de lignes, mais ils n'ont pas mis ensemble des territoires hétéroclites. On n'a pas constitué un département comprenant Le Havre, Auxerre et un quartier d'Ajaccio.

Parmi les dénominations géographiques les plus artificielles -- celles qui désignent des ensembles qui remplissent dans une moindre mesure leur rôle de grouper les territoires ainsi rassemblés -- on trouve par exemple des appellations dites de convenance pour la chronique journalistique, pour la division des traités de géographie en grandes sections ou pour d'autres fins semblables: `l'extrême Orient', `l'Asie méridionale', `le bassin des Caraïbes'. Dans chacun de tels cas, sont absentes non seulement des lignes mais même des franges de séparation naturelles ou significatives; à peine des traits en commun, si ce n'est les caractéristiques du genre disjonctif ad hoc. Bien sûr, chaque cas est différent des autres. L'Asie méridionale est plus hétéroclite -- donc moins existante -- que l'Extrême Orient.

Quel est dans ce continuum la place de l'Europe? Difficile à dire. Mais tout se passe comme si l'Europe était l'un des ensembles géographiques les plus hétérogènes, les plus artificiels, qui méritent une dénomination.<15>Foot note 1_15

L'Extrême Orient a eu une communauté civilisationnelle par la culture chinoise. L'Europe n'en a eu qu'à peine -- si ce n'est du genre disjonctif, du fait de se trouver sous l'influence du latin, ou du grec, ou du paléoslave, ou de l'arabe coraniqueþ. L'Europe n'a en commun aucun fait relevant de langue -- si ce n'est au sens où aujourd'hui on emploie couramment l'anglais comme lingua franca, ce qu'elle a en commun avec la Thaïlande, les îles Fidji et le Paraguay. Elle n'a en commun aucun fait significatif de culture sauf ceux qu'elle a en commun avec des territoires comprenant la plupart de la planète. Elle n'a pas en commun la religion -- les guerres religieuses déchirent toujours l'Irlande et la Slavie balkanique.<16>Foot note 1_16 Elle n'a pas en commun le climat: celui de l'Espagne ressemble davantage à celui du Maghreb qu'à celui de l'Allemagne. L'Europe n'a pas en commun l'histoire, nous l'avons déjà vu.

Pour conclure. L'Europe existe-t-elle? Oui et non; mais plutôt non. Elle n'existe qu'à peine. L'Europe, ce qu'on dit Europe: une entité ayant -- soi-disant -- une histoire millénaire, une culture en commun, des caractéristiques de géographie naturelle et humaine, des traits propres et, sinon des lignes précises, au moins des franges non arbitraires, naturelles, significatives, relevantes, la séparant des autres territoires. Â chacun de ces points de vue-là chaque territoire dit européen est bien plus relié à des territoires non européens qu'à tous les autres territoires européens. Cette entité est bien plus fictive que réelle. La conjonction de toutes ces communautés possédera le degré minimal de réalité des communautés en présence. Il appert qu'un tel degré, sans être zéro, n'en est pas très éloigné.


Section 3.-- Étude critique de plusieurs objections

Nous n'ignorons pas que notre analyse peut susciter un certain nombre d'objections. Qu'il nous soit permis d'en discuter quelques unes.

On peut objecter à notre traitement que, nonobstant toutes les obscurités entourant le référent du mot `Europe', ce mot joue un rôle certain dans bien des contextes. Lorsqu'on se trouve, par exemple, aux USA et que l'on envisage de voyager en Europe, y a-t-il quelque faute dans l'emploi du mot? Dans ce contexte, on veut dire quelque chose comme ceci, que l'on visitera Paris, Londres, etc. Un habitant de Boston qui entend voyager à Londres dira qu'il va se rendre en Europe, tandis qu'un bostonien qui visitera Pékin ne dira pas cela. Or, si un tel usage ne semble pas problématique, c'est que somme toute il y a un emploi parfaitement légitime du mot `Europe'. Par suite, le référent du mot, dans cet emploi au moins, ne paraît pas devoir être conçu comme une quasi-entité à peine réelle.

L'objection ne tient pas compte de ce que l'emploi d'un syntagme nominal ne requiert pas un degré élevé d'existence du référent. On ne peut pas se rendre en Europe si l'Europe n'existe pas du tout. Mais on peut s'y rendre pourvu qu'elle possède quelque degré de réalité, si petit soit-il.

Au demeurant, il faut remarquer qu'il y a des usages de mots qui ne sont pas à prendre littéralement. Ainsi dit-on qu'un fruit est plein de vers, tout en sachant que ce ne sont pas de vers, mais de larves d'insectes; autrement dit, tout en sachant que cette classe des ``vers'' qui comprend aussi bien les plathelminthes que les larves d'insectes est assez peu existante. On s'en tient à une habitude contextuellement justifiée. Dès lors, que le mot `Europe' puisse servir à des fins de communication utiles ne tire pas à conséquence.

Une deuxième objection alléguera que la réalité d'un groupement territorial édicté par des institutions humaines ne dépend pas de la présence de facteurs rendant le groupement ``naturel'', mais des attitudes subjectives et, en fin de compte, de la volonté des hommes. Par suite, puisque plusieurs états européens ont décidé de s'unir par un pacte et d'établir une entité européenne supra-nationale, l'Europe acquiert par là une réalité, quel qu'en soit le degré de cohésion ou d'homogénéité.

Voici ma réponse. Mes considérations ne s'appliquent pas à un emploi du nom `Europe' qui ne viserait que l'entité créée par un traité entre plusieurs États, que ce soit l'Europe dite des six, ou celle des douze maintenant. Personne n'oserait identifier l'Europe à l'Europe des cinq, des six, des douze ou des vingt-quatre. L'Europe des 12 n'est pas censée constituer une ``partie du monde''. Elle n'a pas d'histoire avant le Traité de Rome (ou, si l'on veut, avant celui de Maastricht, cela aussi est assez arbitraire). Les guerres médiques n'eurent pas lieu ``en Europe'' en ce sens (elles n'eurent pas lieu dans l'Europe des 12). L'Europe des 12 n'est pas plus Europe que l'Europe centrale -- qui comprendrait, par exemple, la Pologne, la Bohème, la Hongrie, l'Autriche. L'Europe des 12 est artificielle, mais sa réalité a été édictée par des autorités des états membres et, dès lors, elle est en vigueur. Il en est comme du partage d'un territoire, pour artificiel et ``contre nature'' qu'il soit -- par exemple le découpage de l'Afrique découlant de la colonisation --, qui tire sa réalité du pouvoir des forces en présence. Aussi bien, notre réflexion ne concerne pas l'Europe des 12, ni rien de semblable, mais l'Europe.

Une troisième objection se plaindra d'une soi-disant méprise de notre part consistant à confondre des degrés de réalité -- que l'objecteur récusera -- avec les degrés de naturalité ou de similitude entre les membres d'un ensemble. L'objecteur alléguera que les remarques sur la naturalité ou non d'un ensemble peuvent être invoquées afin de choisir l'une ou l'autre théorie des ensembles; les mathématiciens ne méconnaissent pas ces scrupules entravant l'acceptation spontanée des ensembles dits artificiels; or, si l'on s'accorde avec eux pour penser que de telles difficultés sont secondaires, voire de simples préjugés, on finit par admettre tous ces ensembles soi-disant farfelus; si au contraire on demeure acquis à la conviction que les scrupules sont fondés, on prendra la théorie mathématique des ensembles pour un mythe utile, ou bien on cherchera quelque alternative également valable; ce qu'on ne fera pas c'est de demeurer attaché au scrupule et, tout à la fois, embrasser la théorie usuelle des ensembles, en essayant de concilier les deux attitudes par le faux-fuyant des prétendus degrés de réalité.

Ma réponse c'est que l'objecteur fait montre d'une attitude caractérisable comme celle du tout ou rien. Sans doute les personnes qui se cramponnent à cette attitude-là n'auront que les deux options extrêmes que l'objecteur envisage comme les seules concevables. Heureusement il y a bien des personnes qui n'ont garde de tomber dans le piège du tout ou rien. Il est fort naturel pour quiconque refuse de s'enferrer dans le tout ou rien de peser les considérations pour et contre l'acceptation de certaines entités, et d'accorder, suite au bilan, des degrés de réalité proportionnels, cæteris paribus, aux degrés respectifs de naturalité de l'acceptation -- justement parce qu'il y a des alternatives qui ne se réduisent pas à celle d'une pleine acceptation ou celle d'un rejet complet. Il en va de même pour d'autres sortes d'entités, comme des états de choses consistant dans les qualités d'un certain être: s'il est plus naturel, moins forcé, d'attribuer à une ville telles ou telles caractéristiques, plutôt que d'autres, on est loisible de conclure que c'est parce que le fait que la ville en question possède les premières est plus réel que le fait qu'elle possède les secondes; autrement dit, parce que la ville est davantage comme elle est dépeinte par la première description -- ce qui n'exclut pas que, dans une certaine mesure, elle soit aussi comme elle est présentée par la deuxième description.

Une quatrième objection refusera d'identifier les êtres désignés par des noms géographiques à des ensembles de territoires. L'objecteur alléguera qu'un pays est un individu, non pas un ensemble; il aura des parties, non pas de membres; il en irait de même pour des territoires plus vastes comprenant plusieurs pays.

Ma réponse est double. Tout d'abord, il nous suffit de reformuler nos arguments précédents en remplaçant systématiquement `ensemble' par `tout', `membre' par `partie', et les termes ou verbes désignant la relation d'appartenance par autant de mots se rapportant à celle qui relie une partie au tout qui la comprend. Car après tout l'argument de la naturalité s'applique tout aussi bien à des composés méréologiques disparates, comme celui qui serait formé du bras gauche de Mme Curie, du nez de Lumumba et du maître-autel de Notre Dame de Paris. Au lieu de devoir choisir seulement entre une ontologie qui rejetterait des composés méréologiques disparates -- ce qui déclenche une régression de pente glissante -- ou bien une ontologie qui accepte pêle-mêle n'importe quel brassage, pour bariolé qu'il soit, comme un être authentique, il y a, fort heureusement, une voie moyenne, consistant à adjuger des degrés d'existence.

Ma seconde réponse c'est qu'il y a de bonnes raisons pour identifier les corps aux ensembles de leurs parties. Dans ce cas donc, et dans ce cas seulement, on est en droit d'admettre une coïncidence entre ces deux relations, en soi parfaitement distinctes: celle qui relie le tout à la partie et celle qui relie l'ensemble à ses membres. Ne serait-ce qu'un principe d'économie ontologique -- rasoir d'Ockam -- nous y amène, vu que pour ce cas précis l'identification ne soulève aucune difficulté majeure. Elle n'a rien d'artificiel non plus. Ce n'est qu'un parti pris en faveur des théories classiques des ensembles -- qui refusent tout ce qui ne se conformerait pas au principe du tout ou rien -- qui ferait obstacle à l'acceptation de la thèse, toute naturelle, comme quoi un territoire est un ensemble de territoires. (Certes, on peut répondre que, dans cet emploi commun, le mot `ensemble' apparaît dans une autre acception que celle où l'on parle des ensembles en mathématiques; or le fardeau de la thèse d'une dualité de significations incombe à celui qui l'avance.)

Une quatrième objection refuserait notre traitement implicite des noms propres d'un point de vue qu'on pourrait dire ``kripkéen''. Toute notre discussion suppose en effet que les noms propres ont un sens et non seulement un référent. Or plusieurs auteurs, dont Saul Kripke, ont soutenu que les noms propres n'ont pas de sens, qu'aucune description définie, aucune ``grappe'' de telles descriptions, n'est associée à un nom propre; qu'un nom propre ne fait que désigner, et qu'il désigne l'être qui a causé l'acte de baptême par lequel il a reçu naissance. (On peut, bien sûr, accepter une partie seulement de la théorie de Kripke, récusant sa conception causaliste.) Dès lors, la quête du sens du mot `Europe' serait le fruit d'une méprise. Que désigne le nom propre `Jean'? Eh bien Jean, qui que ce soit ayant reçu, dans un acte de ``baptême'', ce nom. Que désigne le nom `Europe'? Eh bien, il désigne l'Europe, un point c'est tout. Point n'est besoin d'une description. Point n'est donc besoin d'une délimitation, ni exacte ni approximative.

La théorie kripkéenne des noms propres soulève d'énormes problèmes. Sa vision causaliste est assiégée par des difficultés probablement rédhibitoires. Sans le complément de l'explication causaliste, tout ce qu'on a c'est un refus de la ``cluster theory'', la conception qui associe à chaque nom propre une grappe floue de descriptions définies. Ce n'est pas ici l'endroit d'en débattre, mais notre sentiment c'est que l'erreur de Kripke découle de son ignorance des degrés. Premièrement les descriptions définies comportent -- sinon toujours, presque -- un opérateur les rapportant à ce monde-ci. Pas question, par conséquent, d'avoir un nom propre qui, du fait de se voir associer une grappe floue de descriptions définies, se trouve désigner par raccroc une entité imprévue, et non visée, dans un autre monde. Et puis, et surtout, puisqu'il y a des degrés -- entre autres des degrés de désignation --, un nom propre peut réussir à désigner dans une mesure ou dans une autre; il peut aussi réussir à désigner quelque chose de plus réel ou de moins réel.

Dans le cas particulier qui nous occupe ici, ce serait une flagrante pétition de principe que de vouloir s'en tirer en invoquant la théorie kripkéenne des noms propres pour refuser la quête du sens du nom `Europe', puisqu'aussi bien ce qui est en question est-ce de savoir si ce prétendu individu, l'Europe, existe ou pas; et, si bien, dans quelle mesure. Sans associer au nom quelque description définie, ou quelque grappe, si floue soit-elle, de telles descriptions, on ne voit guère comment on pourrait confirmer ou infirmer l'existence de l'être en question. (Supposons que les historiens débattent de l'existence d'un personnage historique, par exemple Donatus; serait-il raisonnable de se contenter de cette réponse, que Donatus c'est Donatus et qu'aucun sens ne pouvant être associé au nom propre `Donatus', il n'y a plus rien à apprendre là-dessus?)

Dans la mesure où un traitement des noms propres comme celui de Kripke empêche effectivement un débat sérieux de problèmes d'existence, on y trouve une objection de poids contre le traitement. Dans la mesure où le traitement pourrait -- peut-être par le biais d'un épicycle -- être rendu compatible avec ce genre de recherches, historiques ou autres, le traitement cesse d'offrir un appui à l'objection que nous sommes en train d'examiner critiquement.

Beaucoup plus brièvement considérons une dernière objection, consistant à signaler que, contrairement à nos dires, le fond du problème soulevé dans cet article se réduit seulement à la question des limites floues de l'Europe; autrement dit, qu'en dépit de nos efforts nous n'aurions réussi à avancer aucune raison supplémentaire contre la reconnaissance de cette entité, l'Europe, si ce n'est le simple fait que ses limites ne sont pas bien définies.

Voici ma réponse. Comparons l'Europe avec l'Eusie, en entendant par là l'Eurasie nord-occidentale. Par la définition au moyen de laquelle nous venons de l'introduire dans la langue française, l'Eusie est un être flou, un ensemble flou de territoires. Parmi les territoires qui y appartiennent dans une plus grande mesure se trouvent la Scandinavie, la Germanie, les Pays Bas. Parmi ceux qui n'y appartiennent pas du tout se trouve la Patagonie. Quant à l'Anatolie, la Transcaucasie, l'Espagne, la Lybie, elles appartiennent à l'Eusie dans des mesures différentes -- chacune d'elles dans la mesure où il est correct de dire qu'elle est un territoire de l'Eurasie nord-occidentale. Point n'est besoin de souligner que l'Europe n'est pas l'Eusie ni rien de semblable, que l'Europe est définie tout autrement. D'abord on trace un contour assez précis de la Crimée au Jutland, par lequel on inclut toutes les terres contiguës et on exclut celles qui sont séparées par un bras de mer; puis on procède à des ajustements ad hoc -- purement stipulatifs -- en vertu desquels les Iles Britanniques sont européennes, tandis que l'Afrique du Nord et l'Anatolie ne le sont pas; on continue par la suite de tirer de lignes purement arbitraires -- qui ne reposent sur aucun fait géographique préalable -- pour faire inclure toute la Scandinavie et au moins une partie de la Russie; enfin on associe à l'entité ainsi introduite des traits communs à caractère historique, culturel, civilisationnel, qui sont loin de la caractériser sauf affaiblis et dilués au point de ne laisser presque rien de valable ou de relevant. Ce qui rend donc le mot `Europe' un désignateur ayant un référent si peu réel c'est la conjonction de deux facteurs: 1) la précision artificielle et arbitraire de la démarcation (qui pratiquement ne consiste qu'en une enumération); et 2) les connotations associées visant à masquer cet arbitraire par l'attribution au pastiche d'un certain nombre de traits qui sont, par là, englobés dans le sens du mot et qui, dès lors, exigent que le référent soit caractérisé par eux et n'existe que pour autant seulement qu'il possède effectivement les traits en question.

Ainsi donc notre discussion -- qui n'a pas prétendu épuiser le sujet, cela va sans dire -- nous amène à la conclusion que les objections soulevées n'ont pas à être retenues. Nos raisonnements de la section précédente restent valables. L'Europe n'existe que fort peu.

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1_1.

1. Sur cette question des présuppositions d'existence mous adhérons à un point de vue que récusent les partisans des vues meinongiennes, tel le ``noneism'' proposé par Richard Sylvan avec nombre d'arguments à l'appui. L'examen de ces arguments soulèverait des problèmes dont le traitement excède de loin les limites de cet article; voir par exemple son livre [publié sous son nom précédent de `Richard Routley'] Exploring Meinong's Jungle, Australian National University, 1980. Voir aussi notre discussion sur de telles questions dans El ente y su ser: un estudio lógico-metafísico, León: Publications de l'Université de León, 1985. Nous nous proposons d'en débattre ultérieurement dans des études postérieures.Back to main body of the paper




1_2.

2. Voir le beau récit de Robert Graves dans The Greek Myths (Penguin, édition revue, 1960, Section 58), Vol. 1, pp. 194ss.Back to main body of the paper




1_3.

3. Dans son livre Black Athena: The Afroasiatic Roots of Classical Civilization (Londres: Vintage Edition, 1991, p. 69), Martin Bernal soutient que le nom de ce personnage, `Eþpþ[pi][supers_n]', vient de la racine sémitique `ûu;`rb', signifiant l'ouest ou le soir. Ce livre est un aperçu bien étayé de l'énorme apport des civilisations afro-asiatiques à l'origine et à l'essor de la culture grecque. Â la lecture du livre on se persuade que la soi-disant civilisation européenne n'est que l'une des manifestations du grand courant de culture du bassin méditerranéen oriental.Back to main body of the paper




1_4.

4. Voir l'entrée `Europe' dans The Oxford Companion to Classical Literature édité par M.C. Howatson (Oxford U.P., 1989), p. 227. C'est à cette source que nous empruntons les indications qui suivent sur l'emploi géographique du mot par les Grecs.Back to main body of the paper




1_5.

5. Les Arabes eux-mêmes, lors de leur lutte de résistance contre des invasions des Croisés, ne les appellent pas des `européens', mais des `Francs'-- ou `Franj'; voir le livre d'Amin Maalouf Les Croisades vues par les Arabes, Paris: Éditions J'ai Lu, 1991. Apparemment aucune idée ne fut jamais énoncée dans le temps d'une quelconque opposition entre les Chrétiens en tant qu'européens et les afro-asiatiques en tant que musulmans -- ce qui du reste serait allé à l'encontre de l'évidence la plus manifeste, alors qu'il y avait toujours de nombreux chrétiens au Moyen Orient tandis qu'une grande partie de l'Espagne était encore islamique.Back to main body of the paper




1_6.

6.`The Thirty Years' War, and the conflicts of Louis XIV's epoch which followed, were European civil wars, and meant a respite for other continents, as the war of 1914-18 did later. They were, on the other hand, stimulating military science and spirit to a point where Europe would be crushingly superior to the rest when they did meet. A Brussels tapestry of the late seventeenth century depicting the four continents displayed Europe's emblems as a victory monument and a pile of pikes and guns, lances and drums. At least its feuds meant, fortunately for the rest of the world, that there would not be a united Europe going out to conquer the other continents': V.G. Kiernan, The Lords of Human Kind: European attitudes to the outside world in the imperial age, Penguin, 1972, p. 16.Back to main body of the paper




1_7.

7. D'après le Grand Larousse d la langue française il apparaît `avant 1778, J.-J. Rousseau'. Au sens élargi où l'on parle du quartier européen d'une ville coloniale, l'adjectif ne remonte qu'au milieu du XIXe siècle.Back to main body of the paper




1_8.

8. Voir, p.ex., comment Michel de Grèce raconte les mésaventures du plan de mésalliance de la Grande Mademoiselle qui `firent rire l'Europe entière': Louis XIV: L'envers du soleil, Paris: Olivier Orban, 1979, p. 238Back to main body of the paper




1_9.

9. C'est à peu près à la même période que remontent les acceptions péjoratives des adjectifs `africain' et `asiatique'.Back to main body of the paper




1_10.

10. Hegel -- qui pourtant, on le sait, n'éprouvait aucun enthousiasme envers l'Europe unie des vainqueurs de Napoléon -- exprima cette auto-exaltation de l'Europe avec la force expressive dont il a le secret: `Asien is der Weltteil des Aufgangs überhaupt. þ wie Europa überhaupt das Zentrum und das Ende der alten Welt ist und absolut der Westen ist, so Asien absolut der Osten': Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte (édition Suhrkamp vol. 12, p. 130). `Die Weltgeschichte geht von Osten nach Westen, denn Europa is schlechthin das Ende der Weltgeschichte': ibid., p. 134.Back to main body of the paper




1_11.

11. En parlant du congrès de Vérone de la Sainte Alliance (1822), Golo Mann -- dans son livre Secretary of Europe: The Life of F. Gentz, Enemy of Napoleon (trad. par W.H. Woglom, Archon Books, 1970, p. 275) -- affirme: `In the Greek question Austria and Great Britain found their interests at first in accord. The Ottoman Empire must not be allowed to desintegrate. þ The Greeks must find out for themselves how to escape from a situation for which they alone were responsible'. Ce fut en fait l'attitude de l'Europe unie tout entière. Le même auteur avoue que l'intervention tardive en Grèce, sous la pression grandissante de l'opinion publique, marqua la fin pratique de la sainte alliance (p. 277, ibid.): `Thereafter one spoke no more of ``Europe''. No consciousness of a common cause survivedþ'.Back to main body of the paper




1_12.

12. L'appui des puissances monarchiques européennes à l'Empire ottoman ne se cantonna pas aux soi-disant confins de l'Europe. En 1839 le khédive égyptien, Mehmet Ali, secoua le joug de la Turquie et s'empara de la Syrie. L'Autriche, l'Angleterre, la France, la Prusse et la Russie eurent tôt fait de voler au secours de la Porte. Elles imposèrent au khédive un retour au statut de vassal des Turcs et l'abandon des terres arabes libérées. (Las Anglais n'envisageront de soustraire au Sultan ses possessions arabes que lors de la Ie guerre mondiale.) Sur cet épisode de l'histoire contemporaine, voir le livre Black Athena: The Afroasiatic Roots of Classical Civilization de Martin Bernal, cité ci-dessus, p 249; voir aussi A Concise History of the Middle East, par Arthur Goldschmidt Jr., Folkeston: Dawson, 1979, p. 156. Ce même livre analyse les développements politiques autour de la guerre de Crimée (1853-56) et affirme (p. 161): `After the Crimean War, the Ottoman Empire was admitted to full membership in the European Concert of Powers, and no one dared speak of its collapse or partition'.Back to main body of the paper




1_13.

13. Une étude approfondie du congrès de Berlin est exposée dans l'article de Miguel Alfonso Martínez ``Aproximación político-jurídica al Acta General de la conferencia de Berlín de 1885'', ap. Àfrica en dificultades: Del reparto colonial a las independencias, La Havane: Editorial de Ciencias Sociales, 1987, pp. 113ss. Voir aussi de J.D. Fage A History of Africa, Londres: Hutchinson, 1978, p. 325.Back to main body of the paper




1_14.

14. Voir d'Albert Soboul Histoire de la révolution française, Paris: Gallimard-Éditions Sociales, 1962, vol. 1, p. 226.Back to main body of the paper




1_15.

15. Le cas de l'Europe est-il tellement éloigné, sur ce point, de la Nahpossie, entendue comme la zone de la planète comprenant le Danemark sauf la péninsule de Jutland, la Norvège, l'Islande, le Canada, l'Alaska et le Japon?Back to main body of the paper




1_16.

16. On a lieu de douter du sérieux des débats actuels concernant les problèmes politiques en ``Europe'' lorsqu'on remarque que les médias sont unanimes à présenter les conflits de la Slavie balkanique comme des luttes ethniques, ignorant le fait que les différences entre les groupes dits Serbe, Croate et [islamo]Bosniaque sont seulement religieuses -- et, si l'on veut, culturelles. `Serbo-Croatian is considered by most linguists to be one language, despite the fact that Serbs and Croats use different alphabets': E. Garrison Walters, The Other Europe: Eastern Europe to 1945, New York: Dorset Press, 1988, p. 19. Si la différence d'écriture devait marquer une différence de langue, le Grec minoïque -- écrit en Linéaire B -- ne serait pas du Grec; le Turc d'avant Atatürk serait une langue différente de celui de la République qu'il institua; la langue vietnamienne actuelle n'aurait pas précédé la colonisation française; des inscription du castillan médiéval en caractères arabes ne seraient pas du castillan, et ainsi de suite. Que dire des langues de certains territoires de l'ancienne URSS qui en trois quarts de siècle ont adopté successivement trois ou quatre alphabets différents?Back to main body of the paper



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Texte d'une conférence présentée au Colloque Hispano-français de philosophie, … l'Institut de philosophie du CSIC, … Madrid, le 29-09-1993


maintained by: Lorenzo Peña
Editor of SORITES