La fin de la `fin de l'histoire'

par Jean Bricmont


Copyright © 2001 Jean Bricmont


Tout allait bien. La Serbie, à genoux, venait de vendre Milosevic au TPIY pour une poignée de dollars (dont on apprendra ensuite qu'une partie servira à payer des dettes accumulées depuis Tito). L'OTAN s'étendait à l'Est devant une Russie impuissante. On pouvait, en toute impunité, bombarder Saddam Hussein quand on le désirait. La Macédoine, envahie par l'UÇK, devait accepter la comédie d'un désarmement de cette même UÇK par ceux qui l'ont armée. Les territoires palestiniens étaient quadrillés et leurs dirigeants assassinés par des bombes intelligentes. Pendant ces dernières années, les détenteurs d'actions avaient prospéré comme ils l'avaient rarement fait dans l'histoire. La gauche politique n'existait plus et tous les partis s'étaient ralliés au néolibéralisme et à l'interventionnisme militaire «humanitaire». Bref, comme disent certains éditorialistes, on vivait en paix.

Et puis, le choc, la surprise, l'horreur: la plus grande puissance de tous les temps, le seul empire vraiment universel visé en son coeur, au centre même de sa richesse et de sa puissance. Un réseau d'espionnage électronique sophistiqué, des mesures de sécurité uniques au monde n'ont rien pu faire pour prévenir la catastrophe.

Que l'on nous comprenne bien. Nous ne partageons pas l'attitude de Mme Albright qui, lorsqu'on lui demande si la mort d'un demi million d'enfants irakiens «vaut la peine» répond: «c'est un choix difficile, mais oui, cela en vaut la peine». Le massacre de civils innocents ne nous paraît jamais souhaitable. Ce qui n'empêche de se poser, à l'occasion de cet événement, quelques questions.

Un pacifiste américain, A. J. Muste, faisait observer que le problème, dans toutes les guerres, était posé par le vainqueur: en effet, il avait appris que la violence payait. Toute l'histoire de l'après-guerre illustre la pertinence de cette remarque. Aux EU, le département de la guerre fut rebaptisé département de la défense, alors qu'il n'y avait en réalité aucun danger direct qui les menaçait et les gouvernements américains successifs se sont lancés dans des campagnes d'interventions militaires et de déstabilisations politiques dont il faut beaucoup de bonne volonté pour n'y voir qu'une volonté d'endiguer le communisme (qu'est-ce que des gouvernements modérément nationalistes, comme ceux de Goulart au Brésil, de Mossadegh en Iran ou d'Arbenz au Guatemala avaient à voir avec le communisme?). Mais, pour nous limiter à l'actualité, essayons de voir comment celle-ci peut être perçue par des regards non-Occidentaux.

Par une pure coïncidence, ces attentats ont lieu le 11 septembre, anniversaire du renversement d'Allende, qui a marqué non seulement -- on l'oublie un peu vite -- l'installation du premier gouvernement néolibéral, celui de Pinochet, mais aussi le début de la fin des mouvements nationaux et indépendants dans le Tiers-Monde -- en gros, ceux issus de la Conférence de Bandung -- qui bientôt allaient tous s'incliner devant les diktats des États-Unis et du FMI. Ce souvenir rappelle que la victoire de l'Occident contre les mouvements politiques indépendants dans le Tiers-Monde a été obtenue par des moyens fort peu démocratiques: Pinochet, évidemment, mais aussi Suharto, l'assassinat de Lumumba, les armées terroristes en Amérique Centrale, et, last but not least, le soutien aux «bons» fondamentalistes musulmans, en Afghanistan et en Arabie Saoudite. En fait, tant que les forces obscurantistes et féodales pouvaient être utilisées contre les communistes et la gauche politique, elles l'ont été à profusion. Si les accusations lancées contre ces forces se confirment, alors il sera opportun de méditer sur cette curieuse ironie de l'histoire.

On nous a montré, pour mieux dénoncer ces mécréants, des Palestiniens célébrant les attaques contre ce qui, de leur point de vue, est sûrement le véritable empire du mal. Loin de penser qu'il s'agit d'incidents isolés, on peut conjecturer qu'en Amérique Latine, en Indonésie, en Iran, dans la Russie ruinée et humiliée, dans la Chine où personne n'est dupe des tentatives de déstabilisation visant ce géant émergent, ainsi que dans le monde musulman, cette tragédie fera verser tout au plus des larmes de crocodile. On s'indignera devant une telle indifférence à la souffrance humaine, mais c'est oublier un peu vite l'exaltation de certains éditorialistes occidentaux lors des bombardements sur Bagdad et sur Belgrade.

Il y aura bien sûr des cris d'indignation et des messages de condoléances. On applaudira les «réponses fermes» lorsqu'elles se produiront (va-t-on détruire une usine pharmaceutique au Soudan ou bombarder la population civile d'un pays arabe?). On trouvera quantités d'intellectuels pour produire de savantes analyses menant à de grossiers amalgames liant ces attentats à tout ce qui leur déplaît dans le monde: Saddam Hussein, Kadhafi, les pacifistes et anti-impérialistes occidentaux, le mouvement de libération palestinien et, pourquoi pas, la Chine, la Russie ou la Corée. On construira plus de réseauxd'espionnage. On contrôlera mieux les citoyens. On expliquera que cette barbarie nous est étrangère: en effet, nous préférons bombarder de haut et tuer à petit feu au moyen d'embargos. Mais tout cela ne résoudra aucun problème de fond. Ce n'est pas à la révolte qu'il faut s'attaquer, mais à la misère qui engendre cette révolte.

Ces attentats auront au moins deux conséquences politiques négatives: d'une part, la population américaine, déjà d'un nationalisme inquiétant, va se rassembler «autour du drapeau» comme ils disent, et appuyer la politique de leur gouvernement, aussi barbare soit-elle. Elle voudra, plus que jamais, «protéger son mode de vie», sans se demander ce que cela coûte au reste de la planète. Les timides mouvements de dissidence qui se sont fait jour depuis Seattle seront marginalisés si pas criminalisés. D'autre part, les millions de gens vaincus, humiliés et écrasés par les États-Unis de par le monde auront la tentation de voir dans le terrorisme la seule arme qui puisse réellement frapper l'Empire. C'est pourquoi une lutte politique -- et non terroriste -- contre la domination culturelle, économique et surtout militaire d'une toute petite minorité du genre humain sur l'immense majorité est plus nécessaire que jamais.


Jean Bricmont

2, Chemin du Cyclotron

B-1348, Louvain la Neuve

Belgique