INTERROGATIONS SUR L'OTAN

par Jean Bricmont

Aujourd'hui l'OTAN attaque, en violation flagrante du droit international, un pays souverain; cette mesure, dont personne ne conteste la gravité, se justifierait par la nécessité d'une intervention humanitaire. Au vu de la catastrophe, prévisible et prévue, qui se déroule devant nos yeux, on peut s'interroger sur la plausibilité de cette motivation, mais notre scepticisme doit s'appuyer sur des raisons bien plus fondamentales. On doit d'abord se demander si l'OTAN est sincère et, ensuite, s'il est raisonnable de faire la guerre à un pays qui n'en agresse pas un autre, «pour des raisons humanitaires».

Il est aisé de répondre à la première question. En effet, les pays membres de l'OTAN appliquent systématiquement une politique «deux poids, deux mesures» dans leurs considérations soi-disant humanitaires; pensons simplement aux Kurdes, aux Palestiniens et aux Timorais (on pourrait aisément allonger la liste). Ce n'est pas vrai que les pays de l'OTAN, en particulier les Etats-Unis, «ne font rien» pour ces peuples. Au contraire, ils soutiennent militairement et diplomatiquement leur bourreaux. Notons que les Kurdes ne demandent pas qu'on bombarde Ankara. Ils demandent, sans l'espérer vraiment, que les Etats-Unis exercent une pression diplomatique sur la Turquie pour résoudre le conflit. Comme la Turquie est membre de l'OTAN, cela ne devrait pas être totalement impossible. À chaque argument du style «les Kossovars ne pouvaient plus faire de compromis» ou «on ne peut pas laisser faire les Serbes», il faut se poser les questions symétriques, par exemple, sur les Kurdes et les Turcs. Non pas afin de justifier l'action de Milosevic en invoquant d'autres crimes, mais pour prouver que les puissances occidentales ne sont pas sincères lorsqu'elles prétendent être inspirées par des considérations humanitaires.

La deuxième question est, en théorie du moins, plus complexe. Mais avant de défendre ce «droit d'ingérence», réfléchissons. Tout argument qui justifie l'intervention de l'OTAN doit, par la même logique, autoriser, s'ils en avaient le désir et les moyens, les Russes à attaquer les Turcs «pour défendre les Kurdes», les Chinois à attaquer l'Indonésie «pour défendre les Timorais» et, bien entendu, les pays arabes à attaquer Israël. C'est précisément parce que les violations des droits de l'homme et des minorités ethniques sont malheureusement si nombreuses qu'il est illusoire de vouloir y remédier en abolissant, sans plus y réfléchir, le principe de la souveraineté nationale et la fragile garantie que ce principe offre au maintien de la paix. Ce genre de raisonnement ne peut que légitimer la guerre de tous contre tous, ce qui ne ferait qu'aggraver la situation des droits de l'homme. Bien entendu, en réalité, il n'en sera pas ainsi. Seuls les Etats puissants, c'est-à-dire en pratique les Etats-Unis et leurs alliés, pourront violer, dans ce droit international «rénové», la souveraineté des autres Etats.

On ne peut même pas défendre l'idée, couramment répandue, que pour une fois ce que fait l'OTAN est bien, donc qu'il faut les soutenir, et oublier leurs motivations ou ce qu'ils font ailleurs. En effet, la politique «deux poids, deux mesures» de l'Occident peut être observée dans tout le processus de démembrement de la Yougoslavie depuis 1991 (soutien unilatéral à tous les sécessionnistes, diabolisation de tous les partisans du fédéralisme yougoslave). L'action de l'OTAN n'est nullement assimilable à celle d'un acteur neutre tentant réellement d'amener la paix. En particulier, Rambouillet n'était pas le lieu de véritables négociations mais d'un diktat imposé aux Serbes (qui acceptaient l'autonomie du Kosovo, mais pas le stationnement massif de troupes hostiles sur leur sol, ce qu'aucun pays au monde n'accepterait). Imaginons un instant que les Etats-Unis décident de régler nos problèmes linguistiques en armant les franges les plus extrémistes du Vlaams Blok, qui, si on les écoute, luttent pour redresser les injustices dont la Flandre a été la victime. Notre pays serait vite mis à feu et à sang.

Lorsqu'on peut démontrer que les motivations officiellement invoquées par une puissance qui déclenche une guerre (et ces motivations sont toujours supposées être nobles) ne sont pas crédibles, on ne peut que s'interroger sur ses motivations réelles. Il est difficile de déterminer avec certitude les buts poursuivis par des Etats-Unis et leurs alliés (qui ne sont d'ailleurs pas nécessairement les mêmes). Mais les Balkans ont constitué de tout temps une région stratégique convoitée par les grandes puissances. Avec la disparition du Pacte de Varsovie, l'OTAN doit se trouver une justification, que le conflit actuel fournit à merveille. Finalement, chaque missile tiré sur les Serbes (ainsi que sur les Irakiens) sera remplacé et alimentera, surtout aux Etats-Unis, les dépenses de «l'Etat providence» en faveur des industries d'armement (alors qu'aucune menace, même imaginaire, ne pèse sur les Etats-Unis, Clinton veut augmenter, en six ans, de 112 milliards de dollars le budget du Pentagone).

Le spectacle offert par les réactions politiques est plutôt curieux. C'est souvent du côté des écologistes et de la gauche modérée qu'on trouve le plus grand soutien à cette guerre ; on avait déjà vu des ex-communistes faire une apologie sans nuance de la libre concurrence, des ex-opposants à Pinochet s'inquiéter de ce que celui-ci soit jugé et des ex-guérilleros latino-américains applaudir le président des Etats-Unis. Aujourd'hui, on assiste au spectacle affligeant d'écologistes appuyant une guerre menée par la plus puissante coalition militaire de tous les temps. Les progressistes qui soutiennent l'OTAN ont la mémoire courte. Il n'est pas vrai que la politique de répression menée contre l'UÇK, avant l'intervention actuelle, était qualitativement pire que la répression du FLN par la France en Algérie ou que la politique de «regroupement en hameaux stratégiques» menée par les Etats-Unis au Vietnam. Mais aucun opposant à ces politiques répressives, et sûrement aucune personne réellement préoccupée par le sort des Algériens ou des Vietnamiens n'a jamais suggéré ou souhaité que l'on bombarde massivement Paris et Marseille, New York et Washington.

Contrairement à pas mal de progressistes, des «faucons» du côté américain, comme Henry Kissinger, s'inquiètent de ce que l'OTAN ne s'est pas ménagé de porte de sortie «facile» dans cette crise. Il observe que les Serbes ont résisté aux Turcs, aux Autrichiens, aux Allemands et aux Russes. Les Américains pensent sans doute qu'ils sont plus forts que tout le monde ; l'avenir seul le dira. Plus lucide encore, le politologue Samuel Huntington constate que l'Amérique devient un Etat-ennemi pour une partie croissante de la population mondiale, de la Colombie à l'Indonésie, du Congo à la Serbie, qu'elle se présente comme leur seul véritable danger extérieur et il prédit que de nouvelles coalitions naîtront pour contrebalancer le poids de ce gendarme auto-proclamé. Notons que les Irakiens et les Kurdes, bien que musulmans, soutiennent les Serbes. Notons aussi que pas mal de Russes sont en train de perdre les illusions que le communisme leur avait involontairement léguées au sujet des Etats-Unis.

Cette guerre ne semble pas «courte et joyeuse». Les généraux de l'OTAN procèdent à l'escalade: détruire les installations civiles, terroriser la population serbe, sans doute lancer une invasion terrestre. Peut-être que les citoyens qui payent la facture et auxquels on répète, depuis plus de dix ans, qu'il n'y a d'argent ni pour les écoles, ni pour les pensions, ni pour les chômeurs, ni pour les services publics, ni pour les infrastructures se demanderont d'où vient la réserve illimitée de missiles de croisière, à un million de dollars pièce, et de bombardiers, à deux milliards de dollars pièce, qui permettent de détruire des bâtiments hier à Bagdad et aujourd'hui à Belgrade. C'est sans doute pour cela qu'une certaine nervosité se fait sentir dans camp atlantiste ; que le bourgmestre de Bruxelles, qui se croit peut-être à Ankara, interdit sur son territoire des manifestations comme il y en a tous les jours devant le 10 Downing Street ou devant le Pentagone et la Maison Blanche. Et que la gendarmerie se permet de tabasser des manifestants désarmés et d'empêcher la presse de faire son travail.

Avant de traiter les opposants à cette guerre de «Munichois», on devrait se rappeler que Munich était précisément l'abandon à une grande puissance (l'Allemagne) d'une partie du territoire d'un pays plus faible (la Tchécoslovaquie) au nom du droit à l'autonomie d'une minorité (les Sudètes). Et avant de dénoncer notre «naïveté», il faut se demander si les véritables naïfs ne sont pas ceux qui apprennent, en étudiant l'histoire, que toutes les grandes puissances ont toujours déclenché des guerres pour des motifs sordides mais qui refusent de se poser les questions, pourtant évidentes, lorsqu'il s'agit de l'époque actuelle et de leur propre pays.

Jean Bricmont
Professeur à l'Université Catholique de Louvain

_______ _______ _______

Lorenzo Peña eroj@eroj.org

Director de ESPAÑA ROJA

volver al portal de ESPAÑA ROJA

_________ _________ _________

mantenido por:
Lorenzo Peña
eroj@eroj.org
Director de ESPAÑA ROJA