Un autre point de vue sur l'agression de l'OTAN contre la République Fédérale de Yougoslavie

par Jean-Philippe Peemans

professeur à l'Université catholique de Louvain

L'agression de l'OTAN contre la Yougoslavie viole tous les principes du droit international dont l'organisation atlantique se réclame elle-même Les bombardements massifs entrepris par les forces de l'OTAN contre la Yougoslavie marquent une nouvelle étape dans les relations internationales. Il s'agit en effet d'une action agressive concertée contre un État souverain qui n'a commis aucune agression contre un autre État souverain reconnu par les Nations-Unies.

Il y a en droit international une différence de nature entre l'attaque contre la Yougoslavie et l'attaque contre l'Irak en 1991. Dans le cas de l'Irak, même si la réponse était totalement disproportionnée et motivée par d'autres raisons stratégiques que celles invoquées, les bombardements massifs prétendaient se fonder sur l'occupation par l'Irak d'un autre pays reconnu par les Nations Unies.

Ce n'est évidemment pas le cas en Yougoslavie, et l'on est entré ainsi dans une nouvelle étape de la transgression des normes internationales admises, par les USA et la coalition ad hoc qu'ils rassemblent autour de leurs objectifs de guerre, chaque fois qu'ils le jugent utiles.

On est ici en présence d'une agression brutale et concertée par l'organisation militaire la plus puissante au monde contre un pays rendu coupable de vouloir défendre son intégrité territoriale contre une minorité qui veut affirmer son droit à l'indépendance par le recours au terrorisme et à la lutte armée. Or, ce principe de l'intégrité territoriale est celui sur lequel un grand nombre de pays de l'OTAN se fondent pour dénier eux-mêmes à leur minorité des droits à une plus grande autonomie ou à l'indépendance.

Le cas le plus flagrant est celui de la Turquie qui mène une répression sauvage contre sa minorité kurde depuis des dizaines d'années, en lui déniant même le droit à parler sa propre langue.

C'est au nom de ce même principe que la France refuse d'envisager les revendications des autonomistes corses, que le gouvernement espagnol refuse de dialoguer avec les «terroristes» de l'ETA basque.

Jusqu'il n'y a guère le gouvernement britannique considérait l'IRA comme une organisation terroriste et subversive, précisément par ce qu'elle revendiquait par la lutte armée le rattachement à l'Irlande du Sud sur base de ses liens historiques avec cette dernière et parce qu'elle se considérait opprimée par la majorité protestante de l'Ulster. Ces revendications invoquaient donc la même justification que celles des séparatistes albanais demandant la constitution d'une Grande Albanie. Aujourd'hui encore le gouvernement britannique refuse, après lesaccords de paix, l'entrée de l'IRA dans le gouvernement de coalition de l'Irlande du Nord, tant qu'elle n'aura pas effectivement désarmé. Or ce même gouvernement britannique est engagé le plus activement dans le soutien aux objectifs des séparatistes Kossovars et présente leur action armée comme une lutte de libération.

Tous les gouvernements occidentaux qui dénoncent comme criminels les mouvements séparatistes chez eux sont engagés activement dans le soutien aux opérations de l'OTAN en Yougoslavie et ont justifié ces dernières par la nécessité de mettre fin aux opérations de police du gouvernement yougoslave dans une province déstabilisée par une guérilla séparatiste appuyée de l'extérieur.

Devant toutes ces contradictions, on peut donc dire que l'attaque de la Yougoslavie est non seulement une violation flagrante du droit international (agression contre un pays qui n'en a pas attaqué un autre), mais en plus qu'elle se fait en négation des principes de l'«État de droit» que les États agresseurs défendent à l'intérieur de leurs frontières: maintien de l'intégrité territoriale et répression contre les minorités subversives armées.

L'invocation de l'argument humanitaire n'est qu'une arme supplémentaire dans la politique d'agression Dès le début des bombardements, une grande partie des medias occidentaux, apparemment conscients de l'énormité de la violation du droit dans l'agression en cause, ont évoqué une «évolution «de ce dernier vers une zone beaucoup plus floue entre principes juridiques et principes moraux. C'est dans cet espace flou que se situerait le droit d'intervention pour raison humanitaire. L'humanitaire était donc déjà invoqué pour justifier l'attaque contre la Yougoslavie, avant même que ne commence l'exode massif des populations du Kossovo.

Dans les faits, on a pu constater en effet que l'exode massif des populations kossovares a suivi et non précédé le début des frappes massives de l'OTAN contre la Yougoslavie, malgré les contorsions du discours des représentants de l'alliance essayant de nier l'évidence.

On peut dire aussi que le discours criminalisant le régime Milosevic, et l'accusant d'être le principal instigateur de politique d'"épuration ethnique» dans les Balkans est bien antérieur à ce nouvel épisode des déplacements forcés de population. Il date déjà de 1990-1991, quand l'ancienne fédération yougoslave à commencé à se désintégrer, sous l'effet des initiatives nationalistes slovènes et croates.

Les phases antérieures de cette longue guerre ont montré que l'argument humanitaire n'a jamais eu pour préoccupations réelles les misères et les souffrances des populations entraînés dans la guerre par les élites des différentes communautés. Les opérations humanitaires se sont d'une part inscrites dans la logique d'intervention stratégique des pays occidentaux en faveur d'un des camps belligérants, et d'autre part ont servi à justifier cette intervention partisane auprès de leur opinion publique sur base d'arguments dont l'"évidence médiatique» pouvait être substituée au déficit d' arguments politiques fondés ou avouables.

Pendant la guerre de Bosnie, ce sont des atrocités ou des actes terroristes contre les populations civiles imputées à la partie serbe qui ont justifié les premières interventions militaires des forces de l'OTAN sur le terrain, alors que les experts militaires de l'ONU doutaient fortement de l'origine de ces exactions, et que certains n'hésitaient pas à l'imputer à la partie musulmane, le but même de cette dernière étant de provoquer l'intervention extérieure.

A l'inverse, les exactions commises contre les populations serbes n'ont provoqué aucune indignation médiatique et aucune intervention pour cause humanitaire. Des centaines de milliers de Serbes installés depuis des siècles en Krajina et en Slavonie occidentale ont pu être chassés par le régime ultra-nationaliste croate, sans que cela suscite la moindre indignation, et à fortiori, la moindre initiative militaire pour raison humanitaire de la part des pays de l'OTAN.

Ces événements ont montré que l'argument humanitaire fait partie d'une nouvelle rhétorique de guerre qui permet de justifier une intervention militaire en présentant une partie de la population comme la victime de dirigeants sanguinaires ou mus par des mobiles échappant aux critères de la vie civilisée.

Une agression contre un État souverain est présentée ainsi comme une simple «punition» d'un dictateur intolérable pour la «communauté internationale». Cet «argument» a été abondamment invoqué lors du déclenchement des opérations contre la Yougoslavie: le porte-parole de l'OTAN a déclaré alors, très sérieusement, que le but était la destruction du potentiel militaire de Milosevic, mais que l'OTAN n'était pas en guerre avec la Yougoslavie...

En même temps cette criminalisation personnalisée de dirigeants politiques permet d'assimiler la partie de la population qui les soutient à des complices de ces exactions. Ainsi les «dommages collatéraux» infligés à cette population peuvent être minimisés voire oubliés. Ce montage a fonctionné à plein pendant la guerre de Bosnie à travers la «criminalisation» des dirigeants bosno-serbes, et fonctionne à plein dans l'attaque contre la Yougoslavie actuellement. Les «crimes» de Milosevic justifient les bombardements contre des objectifs situés en plein coeur des centres urbains, et aucun media occidental ne fait la moindre allusion à la situation des populations civiles soumises à ce déluge permanent de fer et de feu.

Il est important de voir que l'humanitaire fait partie intrinsèquement de la nouvelle panoplie des armes de propagande dans les conflits provoqués, depuis dix ans, par les puissances occidentales. La situation en Yougoslavie n'est qu'un cas parmi d'autres, et n'est pas liée à la spécificité de ce contexte.

L'humanitaire a déjà été utilisé abondamment dans le cas de l'Irak, pour justifier le démembrement de fait de l'Irak, au nom de la protection humanitaire des populations kurdes du Nord. En même temps, les pays occidentaux soutiennent sans faille la répression sanglante des populations kurdes par leur allié turc, cette répression s'étant traduite par la destruction systématique de centaines de villages kurdes par l'armée turque, et par l'exode ce centaines de milliers de paysans, exilés dans les bidonvilles des grandes villes ou à l'étranger.Ceux qui osent invoquer cette catastrophe humaine permanente dans les pays occidentaux se voient cependant volontiers taxés de «complices du terrorisme».

La théatralisation humanitaire mise en oeuvre lors de la crise des «Grands Lacs» a mis en évidence le caractère purement instrumental de cet aspect tragique des guerres dans les nouvelles stratégies des conflits provoqués directement ou indirectement par les diverses ingérences occidentales dans les pays du Sud et de l'Est.

On se souviendra que sous couvert d'intervention humanitaire l'"opération Turquoise» menée par les forces d'intervention française a servi essentiellement à l'extraction de responsables du génocide alliés de la France, tandis que se poursuivait les massacres. Plus tard, la France relayée par la responsable européenne de l'humanitaire, Bonino, exigeait la mise en place de «couloirs humanitaires», pour sauver en fait les ex-FAR rwandaises, fer de lance du génocide, réfugiées au Congo et prises au piège par l'offensive du FPR, soutenu par les USA. Il est intéressant de noter que la même Bonino exige aujourd'hui la création, au Kosovo, de couloirs humanitaires, sous protection militaire de l'OTAN.

Ce sont les rivalités franco-américaines qui ont empêché alors une intervention militaire massive des pays de l'OTAN au Congo. La campagne humanitaire s'est alors aussi rapidement évaporée dans les airs qu'elle en avait surgi auparavant.

Ces faits permettent de faire l'hypothèse que l'humanitaire fonctionne comme élément de mobilisation des opinions occidentales autour des objectifs de guerre des pays occidentaux quand ceux-ci ne peuvent justifier une intervention par les arguments classiques du droit international, ou parce que les objectifs politiques sont autres que ceux invoqués.

Ce caractère instrumental de l'humanitaire par rapport à des objectifs politiques et militaires est illustré a contrario par l'effacement de l'humanitaire lorsque celui-ci ne présente pas ou plus d'utilité pour ces objectifs.

Un premier cas est celui où les intérêts occidentaux rivaux prennent le pas sur leurs objectifs communs et où ils ne parviennent pas à définir une stratégie d'ensemble au niveau militaire et politique. Comme l'ont montré les événements de la crise des «Grands Lacs», l'humanitaire est réduit alors à une farce tragique, quelque soient les besoins réels des populations en cause.

Le second cas est celui ou un consensus parvient à se réaliser et à se maintenir longtemps entre puissances intervenantes, et ou les «opinions publiques» sont ralliées autour du consensus sur l'élimination nécessaire d'un régime. Le prétexte humanitaire peut être dans ce cas relégué aux accessoires. Il peut céder alors le pas à des opérations de destruction systématique du pays visé, sans que les conséquences humaines désastreuses qui s'en suivent soient prises en considération. L'embargo, puis les bombardements continus frappant l'Irak depuis plusieurs années, illustrent bien cette situation.

En ce début du mois d'avril 1999, il est manifeste que l'on est dans une phase de consensus de la coalition atlantique quant à la volonté de faire «plier»le gouvernement yougoslave et de le soumettre aux exigences des coalisés. La gestion politico-médiatique de la crise humanitaire joue un rôle d'autant plus grand qu'ici il y a une grande visibilité de la liaison directe entre le début de l'agression et l'exode massif des populations. L'opinion publique risque donc de se poser des questions sur cette relation de cause à effet.

La gestion politico-médiatique consiste donc ici à masquer la responsabilité immédiate et visible de la coalition dans la «catastrophe humanitaire», et à transformer l'échec en un instrument fonctionnel qui prépare l'étape suivante de l'agression, c. a. d. l'invasion terrestre et l'occupation physique du sol yougoslave par les troupes de l'OTAN. Ceci était le but premier de l'OTAN que le diktat de Rambouillet n' a pu imposer aux autorités yougoslaves. Les bombardements ont succédé immédiatement au refus du diktat de Rambouillet.

L'exode massif des populations, conséquence directe et indirecte de ces bombardements, par son ampleur même, peut être utilisé maintenant pour franchir l'étape suivante, alors qu'initialement les gouvernements de l'alliance atlantique craignaient que ces bombardements ne puissent être acceptés facilement par leurs «opinions publiques». Clinton envoie directement en Albanie des troupes américaines permettant d'appuyer une intervention au sol, le consentement ultérieur de ses partenaires ne faisant apparemment plus de doute, car ils estiment leur opinion publique suffisamment préparée par la mise en scène humanitaire pour franchir l' étape suivante dans l'escalade.

Le mot mise en scène peut paraître exagéré dans cette situation ou l'on peut voir des dizaines de milliers de gens en état d'extrême détresse, ayant souvent tout perdu dans leur exode forcé. Et cependant le mot n'est pas exagéré, dans la mesure ou la présentation médiatique de ces événements tragiques en font une présentation tronquée, coupée de l'ensemble des dimensions du problème. Elle fait partie d'une impitoyable logique de guerre et de propagande de guerre, et doit être analysée comme telle.

D'une part le chaos provoqué par cet exode est à la fois la preuve et la conséquence d'une absence de prévision de la réponse yougoslave aux bombardements, ce qui est intolérable de la part de stratèges qui prétendent avoir les moyens de prévision les plus sophistiqués du comportement de l'adversaire. Cette imprévoyance aux conséquences dantesques doit être masquée par une surdimension des exactions commises par les Serbes, qui sont dorénavant criminalisés dans leur ensemble, ce qui justifie une intensification des campagnes aériennes et un élargissement de leurs objectifs civils et militaires.

D'autre part, les populations présentées comme des victimes sont en fait aussi des acteurs d'un conflit. Ce sont des populations qui dans leur grande majorité ont soutenu activement les maquisards indépendantistes. Dans tous les conflits de ce genre, une guérilla ne peut survivre que dans la mesure ou elle a acquis, de gré ou de force, l'appui de la population. Une grande partie des hommes dans les camps d'accueil souhaitent retourner comme combattants aussi rapidement que possible. Or les dirigeants de la guérilla, appuyés depuis longtemps par divers pays de l'OTAN, ont appelé de tous leurs voeux l'intervention militaire de l'OTAN, sans en prévoir évidemment les conséquences que l'on connaît.

Les victimes d'un moment sont des acteurs dans l'ensemble du conflit, et la mise en scène consiste à cacher l'activité militaire de la guérilla, alliée objective de l'agression étrangère, et toujours bien présente derrière les souffrances des femmes, enfants et vieillards.

Vouloir séparer ces dimensions aboutit à occulter totalement les aspects réels du conflit, et à faciliter, à travers la manipulation des émotions, la montée d'une attitude irrationnelle, qui permet à son tour de faire l'unanimité autour de la nécessité de l'escalade militaire.

Le mécanisme médiatique est toujours le même. Dans la crise des «Grands Lacs» on peut se souvenir que l'armée génocidaire, terrée au milieu des populations déplacées, avait été transformée par ses protecteurs étrangers en une victime à soutenir par l'aide humanitaire. On peut se souvenir aussi que les organisations humanitaires, de tous genres et de tous horizons, ont complaisamment apporté leur soutien à ce scénario et en ont été les complices actifs.

L'humanitaire doit donc être replacé dans le contexte global de l'évolution des rapports de force internationaux pour retrouver une certaine lisibilité politique. Ce contexte global n'est autre que celui du «nouvel ordre global» que les USA et leurs alliés de l'OTAN veulent imposer tant à l'Ouest, qu'au Sud et à l'Est. La «guerre du Golfe» en a été la première manifestation spectaculaire. Le démembrement de l'ancienne Yougoslavie, la guerre de Bosnie, et maintenant l'agression contre la République Fédérale de Yougoslavie, réduite à la Serbie et au Monténégro, ne deviennent intelligibles que si on les replace dans ce contexte d'ensemble.

4 avril 1999

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Lorenzo Peña eroj@eroj.org

Director de ESPAÑA ROJA

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